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Alexandre Dumas a immortalisé le Chevalier de
Maison-Rouge, personnage de roman, qui pénètre dans la Conciergerie
pour faire évader Marie-Antoinette en 1793. Mais il a bel et bien existé :
homme à femmes, conspirateur royaliste, dévoué corps et âme à la famille
royale, partout et pour tous les projets d'évasions. Michelle Sapori reprend la base des précédents auteurs qu'elle
analyse plus profondément pour nous fournir un bel ouvrage « Rougeville, de Marie-Antoinette à Alexandre Dumas, le vrai
chevalier de Maison-Rouge ».
Alexandre Gonsse
de Rougeville est issu d'une famille de « bourgeois
d'Arras ». Son père a cumulé pouvoir et fortune (exploitations agricoles,
brasseries, seigneuries d'Immercourt et de Rougeville) à force de travail et de bonne gestion, ayant
pour avocat Robespierre et son collègue Guffroy qui
affichent en 1788 leur penchant révolutionnaire...
Alexandre, second de la famille,
marquis de Rougeville, nait à Arras en septembre
1761. Rêvant de noblesse et de chevalerie, il entre dans la compagnie des
Gendarmes du Roi en septembre 1775, puis licencié, part en Amérique. Maintes
fois blessé, aide de camp des généraux Washington et Lee en 1776, major de
l'armée américaine, propriétaire d'une maison près de New-York valant 40 000
livres, chevalier de l'ordre des Cincinnatus avec une pension annuelle et
perpétuelle de 3 000 livres, il revient en France en septembre 1783 après le
traité de Versailles.
Rougeville ne chôme pas : capitaine de la Garde avec
Lauzun, chevalier de l'ordre royal militaire de Saint Philippe et plus tard de Saint
Louis, écuyer et fourrier des logis du comte de Provence, fourrier de la maison
et de corps, logé au château et en mai 1789, à l'ouverture des Etats Généraux,
il est aux premières loges.
Conscient d'un renversement
proche, il rejoint ses fidèles amis défenseurs de la famille royale et sera
présent à chaque évènement dès le retour du roi à Paris. Logé au Palais du
Luxembourg, arrêté par les gardes du Palais Royal, il participe en février 1791
à la « journée des poignards » ou « la journée des claques » où un grand nombre
de nobles et d'aristocrates envahissent les Tuileries, alors que La Fayette est
à Vincennes pour neutraliser les sans-culottes qui envahissent le donjon.
Omniprésent et proche du roi, Rougeville devient capitaine des gardes de la Maison du roi
en février 1792, entre dans le bataillon des « filles Saint-Thomas » de la
Garde Nationale, seul bataillon avec celui des « Petits Pères » fidèles au roi
surtout le 20 juin 1792, puis « secrétaire du roi » assurant sa protection en
juillet 1792 lors de la fête de la Fédération ; sur tous les fronts, espionnant
chez les Jacobins, étant de toutes les tentatives d'évasion, il n'est pas
présent dans la nuit du 9 au 10 août 1792, découvrant le lendemain les gardes
et les fidèles massacrés, leurs têtes portées sur des piques.
Malheureusement pour lui, son
amie la veuve Lacouture le dénonce auprès du « généralissime des Sans culottes
» : tous ses biens (chevaux, équipages, bijoux, papiers) sont pris ; arrêté et
emprisonné dix jours, puis relâché, il évite d'être égorgé les 1 et 2 septembre
1792.
Il se terre, tout en ralliant les partisans et en envoyant en janvier 1793 à
tous les journaux de France, son manuscrit « Réflexions morales et politiques
sur le procès de Louis XVI » pour supplier les Français de demander l'exil du
roi et non sa mort. A l'annonce de la condamnation du roi, il prépare un ultime
plan d'évasion, donnant rendez-vous à 500 partisans dans la nuit du 20 au 21
janvier 1793... ils ne seront que trois à venir qui
resteront sur le passage du convoi du roi !
Après avoir rencontré une jolie américaine la Dutilleul
chez laquelle il s'installe, la veuve Lacouture le dénonce comme « criminel
contre la Révolution et chevalier du poignard ». Emprisonné deux fois, il
produit des certificats de résidence (carte de sûreté, certificat le déclarant
« excellent patriote ») et réussit à soudoyer la police qui le laisse sortir de
prison en juin.
Libre, il écrit justement « la
mort du roi m'accabla extrêmement, mais ne m'abattit point puisqu'il me restait
l'espoir de sauver la reine et ses augustes rejetons ».
Rassemblant des fidèles, il
s'intéresse à Michonis, révolutionnaire, commissaire
s'occupant du transfert de la reine à la Conciergerie début août et découvre
avec joie que cet homme est « porté de cœur pour la reine ». Grâce à la Dutilleul, il approche des républicains, mais surtout
réussit à se faire inviter à visiter la reine dans son cachot ! Pour remercier
la Dutilleul, il lui offre un bouquet d'œillet ; elle
détache une fleur, la remet à un officier qui roule un papier et l'enfonce dans
le calice : Rougeville peut communiquer avec la reine
! Le 28 août 1793, Rougeville qui a 32 ans, sans
situation mais avec 4 000 livres de rente de son père, aidé par Michonis, entre dans la chambre de la reine, gardée par
deux gendarmes. Tenant deux œillets, il les laisse tomber à ses pieds ; malgré
le visage ami, elle est tétanisée, elle « tressaille, extrêmement saisie
jusqu'au point de s'en trouver mal et tombe dans son fauteuil ». Avec un
instant de lucidité, elle demande à Rougeville de
s'occuper de ses enfants et comprend enfin qu'elle doit ramasser les fleurs. Elle
peut y lire « je vous suis resté fidèle ; je viens de rassembler les derniers
débris de ma fortune, le reste de ma maison...mais aidez-moi
», Rougeville voulant l'accord de la reine pour une
nouvelle évasion. La reine « mis le mot en 1000 morceaux et l'avala promptement
». Elle répond « de ne pas venir, de ne rien tenter, vous hâteriez ma perte. Travaillez
plutôt à ce que je sois réclamée du dehors » mais le billet est transmis au
concierge à la solde de Fouquier-Tinville...
Rougeville tente une seconde évasion dans la nuit du
2 au 3 septembre 1793 ; bien que grassement payés, un garde dénonce le complot
en haut lieu : la cellule est investie le lendemain par les forces de l'ordre ;
après interrogatoires, Rougeville est reconnu comme
étant le chevalier de Saint Louis ; son signalement est envoyé dans toute la
France ; un policier jacobin, chasseur d'homme est lancé à sa poursuite ; un
comparse est conduit à la prison de la Force ; la tête de Michonis
est réclamée puis il sera exécuté en juin 1794 ; mise à « l'ordinaire » pour le
quotidien, la reine subit « l'extraordinaire » pour la surveillance avec un
nouveau valet de chambre « à la figure effroyable, exécutant à la conciergerie
les travaux les plus dégoutants ; les ordres sont cent fois plus sévères et
plus terribles que par le passé ; les visites d'inspection ont lieu à toutes
heures jour et nuit » ; la reine passe du statut de prisonnière à celui
d'inculpée à partir du 22 septembre et son procès s'ouvre le 15 octobre ;
pendant ce temps, deux complots sont déjoués, l'Affaire des perruquiers et
l'Affaire Maingot qui auraient été menées par Rougeville, pour l'évasion de la reine ; les principaux
meneurs sont condamnés à mort.
Se terrant dans les carrières de
Montmartre, à 22 mètres sous terre, il rédige « les Crimes des parisiens envers
la Reine, par l'auteur des œillets présentés à la reine dans sa prison » qu'il
va déposer sur le bureau de la Convention et du Tribunal Révolutionnaire : sa
tête est mise à prix ! Puis il essaye de corrompre les jurés pour qu'ils soient
absents au procès. Enfin, il file à bride abattue vers l'Autriche qui refuse
d'aider Marie-Antoinette ; à Bruxelles, Mercy-Argenteau
est absent ; personne ne bouge à l'annonce de la mort de la reine : Rougeville est offusqué jusqu'à dire « préférer les
révolutionnaires fidèles à leur idée ». Il fait un remue-ménage chez le comte
de Provence puis chez Artois, accuse les émigrés de laxisme et est arrêté pour
dettes contractées en France ! Relâché, on lui propose le poste de
lieutenant-colonel dans l'armée autrichienne qu'il refuse car « ma place est en
France, je courre me dévouer à la cause royale et chercher à sauver le jeune
roi Louis XVII ».
A son retour en France après mai
1794, il a plus de 20 mandats d'arrêt à son encontre ; Guffroy
au Comité de Sureté générale, l'arrête pour « émigration et présentation d'un
œillet à la femme Capet ». Incarcéré en août 1795 à la prison des Orties, il
est transféré à la Conciergerie en septembre où il rencontre le comte
d'Antraigues (exécuté en novembre) chef d'un réseau contre-révolutionnaire. En
décembre, après la sortie de prison de la fille de Louis XVI, Rougeville malade « sa santé est délabrée, à la veille de
perdre entièrement la vue » doit s'occuper du futur Louis XVII.
En mai 1797 lorsque les
royalistes sont majoritaires au Conseil des Cinq Cent, il leur envoie une
supplique « Mémoire imprimé par le citoyen Rougeville,
détenu près de 24 mois sur la simple dénonciation de l'ex-conventionnel Guffroy » où il écrit « que l'on m'ouvre la tombe de celui
qui m'a donné le jour, je préfère descendre que de vivre parmi des hommes
injustes, iniques et barbares ». Après plusieurs plaidoyers, Rougeville est libéré, se rend dans le Pas de Calais, se
soigne et son tempérament de feu reprend le dessus.
Il lance un appel aux concitoyens
leur demandant de voter pour les idées monarchistes, s'inscrit sur les
registres de la Garde Nationale locale, continue d'écrire de petits ouvrages,
mais toujours surveillé, il reste tranquille dans sa vie de gentleman-farmer,
car à Paris, après le coup d'Etat du 3 septembre 1797, les chefs des royalistes
sont déportés à Cayenne. Après l'échec de la conspiration des poignards et
l'attentat de la rue Saint Nicaise, Rougeville
s'inquiète pour son avenir et jure dans son testament daté de 1798 que si le
ciel l'absout, il se consacrera à la pénitence et à l'édification publique. Il
tente d'entrer dans la société secrète ultra royaliste « les Chevaliers de la
Foi », tout en protégeant les paysans et les faibles aux alentours. En vendant
une partie de ses propriétés, il déménage vers Paris et doit produire quantités
de certificats pour se déplacer officiellement, mais fait régulièrement des
allers-retours vers le Nord.
C'est la période du complot
royaliste de Cadoudal ; Pichegru et Moreau sont arrêtés ; le commissaire du Pas
de Calais accuse Rougeville de conspiration. Le 15
mars 1804, vers minuit, son château est attaqué et pillé ; Rougeville
s'échappe par les souterrains, les gendarmes ne trouvent rien de compromettant,
seules des libelles l'accusant d'être contre-révolutionnaire ; toutes les
polices de Douai et Arras sont à sa recherche.
Il se présente aux autorités de
Paris six semaines après sa fuite et doit rester à
leur disposition dans une commune à au moins 30 lieues de Paris ou d'Arras et
des ports et frontières : Reims sera son exil pendant 10 ans jusqu'à sa mort,
mais il réussira à « filer à l'anglaise » de temps en temps ! Installé dans sa
ferme entourée d'un large canal, au milieu des marécages, et malgré les
rapports de police élogieux « conduite irréprochable, connut pour être un homme
de mœurs et de probité, n'a pas le moindre sujet de se faire observer », il est
sans cesse contrôlé. Autorisé une fois à se rendre à Arras, il disparait le 21
janvier 1806 (jour anniversaire de la mort du roi).
Amoureux d'une femme de marquis,
une petite Alexandrine nait mais meurt rapidement ; Rougeville
est atteint d'un immense chagrin. Pour se marier, il lui faut trouver une « femme
honnête, de mérite, ennemie du divorce, vraie ménagère, scrupuleuse dans tous
ses devoirs ». Il s'invente un autoportrait des plus aimables, se monte une
généalogie fantasque « issu d'une grande famille d'Espagne depuis 1418, avec un
ministre gouverneur du roi d'Espagne, réfugié dans les Flandres à la suite
d'une disgrâce », et dont son père aurait trouvé des titres, des noms, des
bijoux et de l'argent en démolissant la maison de son aïeul. Il se créé des
armoiries « pour mon Dieu, pour moi, ma patrie et mon Roi ». Il trouve enfin la
perle rare : Caroline Angélique Bocquet de Liancourt, petite fille du célèbre
peintre de l'opéra vers 1750, inspecteur des Menus Plaisirs. Rougeville connait bien ce grand père, ils habitaient dans
la même maison dans les années 1793-1794. La bénédiction nuptiale a lieu à
Soissons en octobre 1806 qui sera leur nouvelle résidence sous surveillance à
partir de juillet 1807 ; pendant ce temps, la veuve Lacouture qui a
complètement perdu la raison, le cherche toujours et va même demander audience
à Joséphine de Beauharnais.
Rougeville se tient tranquille et produit des
certificats assurant « de sa bonne conduite publique et privée et de sa
moralité », mais toutes ses demandes de liberté, de déplacement ou toutes ses
propositions de service sont refusées (sortie pour le baptême de son premier
fils Louis Alexandre en mai 1808 à Paris ; de même pour la naissance de son
second fils Charles François en janvier 1809 ; proposition de création d'une
nouvelle école militaire) : les « bonnes âmes » de Fouché préviennent « il
s'est assez bien conduit à Soissons, mais si la liberté indéfinie lui était
rendue, il serait à craindre qu'il retournât bientôt à ses habitudes
tracassières et à ses intrigues » : Rougeville est
donc considéré comme homme dangereux pour Napoléon et son gouvernement.
Il se sent rejeté, désabusé,
abattu et bientôt à bout de souffle ; son couple bat de l'aile, la séparation
de biens est prononcée en février 1812. L'huissier venu saisir le mobilier du
domaine de Baslieux près de Reims, (Rougeville ayant des dettes conséquentes, malgré la vente
de son château d'Immercourt et du presbytère de Saint
Laurent en 1806) ne trouve plus rien ! Rougeville est
introuvable.
Dans l'un de ses derniers
domaines en Artois, alors qu'il veut cultiver la betterave sucrière, il lui
faut la licence d'exploitation qui est encore refusée : le rapport de police
arrivant au ministère des manufactures et du commerce mentionne « le nommé Gonsse de Rougeville est détenu
dans les prisons de Paris pour crime de faux ». En 1814, Rougeville
est aux abois. Il se bat avec les partisans de Louis XVIII, comme éclaireur des
troupes cosaques venues au secours du roi mais se trouve face à son frère
Albert capitaine de cavalerie de l'Empereur, lorsque les deux partis installent
leur camp autour de Reims. Malheureusement, un de ses courriers est intercepté
en mars. Son arrestation est ordonnée sur le champ le 10 mars, il ne peut se
dérober. Emprisonné à midi, il passe en conseil de guerre et la commission
militaire le condamne à mort à 15 heures. Il lui reste une heure pour se
préparer à mourir.
Le cortège emportant le
prisonnier traverse tout le village, jusqu'au cimetière, entouré de gens
hostiles ou d'anciens officiers qui se taisent. Rougeville
marche droit ; à 17 heures, il est placé contre le mur, refuse le bandeau sur
les yeux, met genou à terre ; treize grenadiers tirent et deux soldats
l'achèvent avec deux balles.
Transporté dans la chapelle à
l'entrée du cimetière en attendant le jour, le fossoyeur le découvre tout nu :
les soldats l'ont dépouillé de sa belle casaque jaune, de ses bottes hongroises
dont les glands avaient des fils dorés. Il est inhumé sans cérémonie, dans une
tombe familiale, par une personne charitable, alors qu'il aurait dû être mis
dans la fosse commune. Son décès n'est enregistré que le 17 mars 1814, avec
mention « espion fusillé » dans la marge de l'acte. Il lui avait manqué
juste quelques heures : le 12 mars à 3 heures du matin, les cosaques et les
soldats russes prenaient la ville. Le 31 mars, Napoléon abdique et Louis XVIII
arrive à Compiègne.
La marquise de Rougeville ne renia jamais son époux. Louis Alexandre
étudiant en droit, meurt à 19 ans en 1827. Charles François « romantique, homme
de salon, coquet, et cultivé » épouse en 1836 une jeune femme de haute
naissance ; mais en mars 1845, il s'éprend d'une dame russe et se suicide avec
une balle dans la tête ; le 18 mars, il est inhumé au cimetière de
Montparnasse, puis au Père Lachaise. Ce fut un dandy, un romantique.
Lorsque Charles François fut en
terre, naissait le roman d'Alexandre Dumas « le chevalier de Maison Rouge »,
intitulé au départ « le chevalier de Rougeville ». Alexandre
Dumas explique avoir reçu une lettre signée Marquis de Rougeville,
écrite par Charles, comportant une partie des Mémoires de son père, portant le
titre « mes quarante mille heures d'agonie ». Par respect pour Charles (qui
n'était pas encore mort), Dumas change le titre de son roman pour « le
chevalier de Maison Rouge ». Auguste Maquet se chargeant de rechercher les
éléments historiques, les noms, les lieux et les faits, Dumais écrit et met en
forme. Et deux mois après la mort de Charles, paraissait dans un journal en mai
1845, le premier chapitre du « chevalier de Maison Rouge ».