CHAPITRE TROIS -- MARLES A TRAVERS LES TEMPS

MARLES A TRAVERS LES TEMPS

Notre province d’Artois située pendant près de deux siècles à la limite des états des Maisons de France et d’Autriche-Espagne, devait être bien des fois, le théâtre des rivalités des Valois-Bourbons et des Habsbourgs, suite à ce grand problème que l’Histoire a appelé: “Équilibre Européen”, et c’est avec raison que Michelet a écrit: “l’Artois a été, de tous temps, le rendez-vous des guerres”.

Au cours des siècles, la majorité des villages artésiens subirent les contrecoups de ces luttes incessantes et, pour étudier les répercussions des faits historiques provinciaux en ce qui concerne Marles et respecter l’ordre chronologique des actions passées, il faut situer les grandes lignes de l’histoire du comté d’Artois.

L’Artois, partie de la Flandre, après avoir appartenu à la couronne de France, forma un comté indépendant avec le frère de Saint-Louis: Robert d’Artois, qui le reçut en apanage. Ce comté vécut paisiblement avec les premiers descendants de ce prince, jusqu’au jour où il tomba entre les mains de la fameuse comtesse Mahaut, qui eut à soutenir ses droits contre son neveu Robert III (cause directe de la guerre de cent ans) et à réprimer une révolte de nobles d’Artois qui réagissaient contre le gouvernement des légistes introduits par Philippe le Bel. Ce genre de fronde divisa le comté en deux camps qui mirent le pays à feu et à sang. Enfin Mahaut triompha avec l’appui du roi de France: Philippe le Bel; Thérouanne fut prise et tous les villages et maisons religieuses situés sur le parcours de cette ville à Arras, c’est à dire nos régions, furent pillés et brûlés. Mahaut, qui à cette époque (1309) résidait à Chocques, aida à la reconstruction de l’abbaye de ce village où elle fut inhumée. Plusieurs auteurs ont signalé sa sépulture monumentale qui se trouvait dans l’abbaye de Chocques (1).

(1) Supplément à l’Épigraphie du Pas-de-Calais par R. Rodière tome III, page 428

Cette lutte à peine éteinte une autre s’alluma entre la France et l’Angleterre. Ce fut la fameuse guerre de cent ans: “Les chroniqueurs, devant tous les désastres qu’elle accumula, ne purent raconter tant de malheurs, et nous décrivent de saisissants tableaux des villages d’Artois à cette époque: Les bandes anglaises aidées des Flamands ravageaient bourgs et villages et après le passage du Duc de Lancastre à la tête de 90.000 hommes, le pays fut complètement ruiné.(2)

(2) Abbé Robert, Histoire de l’Abbaye de Chocques.

Jean de Bourgogne hérita de Mahaut le comté d’Artois qui entra ainsi dans la puissante maison Bourguignonne et de ce fait servit de lieu de théâtre aux luttes des puissants ducs d’Occident contre la couronne de France.

A la mort de Charles le Téméraire, Louis XI profitant du désarroi et de la faiblesse qu’avait occasionnés la mort de son ennemi, vint à la tête d’une importante armée occuper l’Artois. En 1477, s’étant retiré à Béthune, il détruisit pays et peuple de tout le pouvoir. (3)

(3) Chronique de Pierre Leprêtre, abbé de Saint-Riquier

Un épisode de cette occupation se déroula chez nous, à Auchel qui en ces temps était une forteresse retranchée, d’accès difficile, en dehors de toute voie de communication directe. Ce petit fait historique est narré dans les annales de Meyer qui raconte que devant la marche de l’armée française vers Béthune, un noble gentilhomme d’Artois, de la célèbre maison de cette ville: Antoine de Béthune, fidèle à ses princes, se retira avec une troupe dans la forteresse d’Auchel, où il fut bientôt suivi par des forces françaises, supérieures en nombre, sous les ordres du comte de Vendôme. Après avoir investi la place et ses environs, ce capitaine fit savoir à Antoine de Béthune qu’il aurait la vie sauve, lui et ses hommes, s’il se rendait, ce qu’accepta ce dernier; mais la soldatesque après avoir pénétré à l’intérieur du fortin, oubliant la parole donnée, massacra toute la compagnie d’Antoine de Béthune, qui lui-même fut passé au fil de l’épée: “ce dont fut bien marri” le comte de Vendôme. (1)

(1) HARBAVILLE: Mémorial historique et archéologique d’Artois, d’après les annales de Meyer.

Décrire l’état de nos villages, après ce siège, est simple lorsque l’on sait qu’en ces temps les armées composées pour la plupart de mercenaires, n’avaient pour toutes ressources qu’à trouver sur place ce dont elles avaient besoin. On devine dans quelle situation lamentable se trouvaient Auchel (2) Marles, Calonne, Cauchy, Burbure et Lozinghem, etc., après le passage de ces armées: les populations avaient fui, les maisons étaient pillées, dévastées et brûlées, le bétail enlevé, partout deuils et ruines s’étaient accumulés.

(2) Au sujet de la forteresse d’Auchel dont aucune trace ne subsiste – et qui fera sans doute l’objet d’un nouveau chapitre à l’histoire d’Auchel – après plus amples études – il faut signaler qu’à plusieurs reprises en 1880 lorsqu’on creusa le sol pour construire les fondations de la nouvelle église de cette ville, on retrouva d’immenses pierres dont on ne sut à quoi attribuer l’origine. Se trouvait-on en présence des ruines de cette forteresse … La forme du clocher fortifié d’Auchel peut permettre de le croire.

Entre temps, Marie de Bourgogne épousa Maximilien d’Autriche et lui porta en dot tous les états de sa maison: l’Artois devint ainsi, province de l’Empire des Habsbourgs.

Puis les armées de Louis XI furent battues à Guinegatte (aujourd’hui Enguinegatte) près de Thérouanne; bataille connues dans l’histoire sous le nom de Journée de Eperons. Les Impériaux, quoique se trouvant dans une province de l’Empire, ne se génèrent pas, malgré cela, pour la piller à leur tour. Louis XI n’en cessa pas moins d’occuper l’Artois qui fut rendu à Maximilien d’Autriche par Charles VIII en vertu du traité de Senlis (1493). A l’Empereur succéda son petit fils Charles-Quint, le puissant souverain, celui “dont le soleil ne se couchait jamais sur ses terres”.

L’Artois avec Charles-Quint fit partie du cercle de Bourgogne et fut, à nouveau, le théâtre des luttes des maisons de France et d’Autriche. Après l’entrevue du Camp du Drap d’Or qui eut lieu en Artois entre Guines et Ardres, François 1er vint camper avec son armée à Pernes. Ses soldats pillèrent tous les villages de la région et surtout Camblain et Calonne et n’arrêtèrent leur pillage en aval de la Clarence, qu’à Marles. La misère encore une fois fut grande dans nos villages: “les terres restèrent incultes, Calonne-Ricouart fut tellement appauvrie qu’elle dût être exemptée d’un terme d’impôts qui n’avaient pu être payés”. (1)

(1) Dict. Hist. Et Archéologique du Pas-de-Calais.

Voici les vers d’un poète audomarois M. Courtois traducteur de Simon Ogier, poète latin qui nous a transmis dans la langue des Dieux l’aspect de ces temps de malheur: (1)Partout du sang, partout de la terreur, les alarmes, Partout la mort étend au loin son crêpe noir! Saint-Omer se lamente, Aire verse des larmes, Lillers se livre au désespoir: Des rives de la Lys à celles de l’Authie, De Pernes, Lens, et Bapaume … … Partout s’élève un cri de mort!”.

(1) Abbé Robert: Histoire de l’abbaye de Chocques.

Les armées de Charles-Quint chassèrent les Français et en 1526 par le traité de Madrid la France perdit tous ses droits sur l’Artois qui devint propriété de Charles-Quint.

Charles-Quint qui, on le sait, était un homme réfléchi, fut un prudent politique et sut se faire aimer des Artésiens; né à Gand il fut toujours très populaire en Belgique à laquelle il accorda une demi-autonomie. (2) Il rompit tous les liens de vassalité qui unissaient les dix sept provinces belges à l’Empire et à la France et il les réunit en un état indépendant qu’on appela le “Cercle de Bourgogne” dont faisait partie l’Artois. Ces provinces jouissaient d’une certaine autonomie administrative; elles étaient gouvernées par leurs Etats où siégeaient les trois ordres. Toute la noblesse d’Artois servait dans les troupes de Charles-Quint qui la récompensait par des dotations et des titres nobiliaires. Il est courant de lire sur les épitaphes des seigneurs de nos villages qu’ils servirent le: “Haut et puissant Empereur Charles le cinquième”. Nous avons vu dans la liste généalogique des seigneurs de Marles, les hauts emplois qu’occupèrent divers membres de la famille de Noyelles auprès de lui.

(2) Un livre tout récent de M. Karl Brandi intitulé: Kaiser Karl (Munich 1937) nous montre que c’est chez nous que le jeune souverain subit les influences décisives de la tradition bourguignonne.

Après l’abdication de Charles-Quint, le Cercle de Bourgogne devint les Pays-Bas espagnols avec son fils Philippe II qui ne sut continuer la sage politique de son père. Il faut préciser que l’Artois, province des Pays-Bas espagnols, ne fut pas comme beaucoup se l’imaginent, occupé par des troupes espagnoles; il demeurait province de la couronne d’Espagne et la majorité de ses corps administratifs se recrutait dans la région du Nord.

Philippe II eut à lutter contre la révolte des provinces du Nord conduite par la Maison d’Orange qui assura l’indépendance sous le nom de Provinces-Unies ou Hollande. En même temps sévirent les guerres de religion. La réforme avait été introduite dans le cercle de Bourgogne par les calvinistes qui avaient gagné à leur cause toutes les provinces du Nord. En Artois, ils avaient de nombreux adeptes surtout au pays de l’Alleu (région de Laventie) où les protestants étaient le plus grand nombre. Des prosélytes de la religion nouvelle parcouraient nos villages prêchant contre les débordements de l’église romaine. Philippe II, incapable de compromis, lorsqu’il s’agissait de catholicisme dont il se croyait le défenseur patenté, institua une répression terrible. Au début les protestants essayèrent de résister: ils parcouraient en bandes armées divers coins de l’Artois. Plusieurs seigneurs de la région, notamment Adrien d’Ohlain de Bergues, se trouvaient à leur tête; près de nous, à Ames, ils assiégèrent l’église, le clocher porte encore, de nos jours, trace de ce siège (1). Mais le duc d’Albe, gouverneur pour le roi d’Espagne, créa le fameux tribunal des troubles qui se transforma en véritable inquisition, Les protestants furent bannis et beaucoup se réfugièrent en Angleterre. Sur les registres de l’église de Canterbury - fondées par les Français installés outre-Manche – on relève des noms de familles originaires d’Ourton, Pernes, Sailly-la-Bourse, Lestrem etc.; à la date du 19 Septembre 1596, on y trouve un acte de mariage au nom de Nicolas Dausy (ou Dauchy) de Marles avec Péronne Frasier d’Arras. (1)

(1) BEUZART Paul: Les hérésies pendant le Moyen-âge et la Réforme dans la région d’Arras, Douai et Pays de l’Alleu.

Fatigué des luttes incessantes qu’il était obligé de mener en Belgique, Philippe II en abandonna la souveraineté à l’Archiduc Albert et à sa fille à la femme de ce dernier: l’archiduchesse Isabelle (1598-1621).

Les Noyelles de Marles devinrent “les Maistres d’hostel” de leurs altesses, occupant toujours de hautes charges près d’eux. En 1621, pour récompenser leurs services, les archiducs érigèrent la terre de Marles en Comté en faveur d’Adrien II de Noyelles (2) leur “Maistre d’Hostel”, gouverneur d’Arras.

(2) Archives départementales du Nord (B1651).

Toujours au nom du fameux principe de l’équilibre, la guerre éclata de nouveau avec acharnement entre les maisons de France et d’Espagne-Autriche et de nouveau l’Artois servit de terrain aux opérations guerrières.

Louis XIII ordonna en 1635 aux maréchaux de Chaulne et de Châtillon de brûler autant de villages en Artois que les Espagnols en avaient brûlé dans toute la Picardie; trois cents paroisses furent ruinées parmi lesquelles les nôtres. Tout fut mis à feu et à sang dans les environs de Béthune (1); Saint Preuil prit le château l’Ohlain, où il tint une garnison qui incommoda fortement nos campagnes où elle organisait de véritables razzias.

(1) Abbé Robert: Histoire de l’abbaye de Chocques.

Les pillages se succédèrent sans fin. Les paysans avaient à peine réparé les désastres de la dernière guerre, qu’une autre fondait sur eux. De 1635 à 1648, ce fut la période française de la guerre de Trente ans dont la plus grande partie se joua en Artois.

N’oublions pas que le comté d’Artois était une province des Pays-Bas espagnols, et que les Français se conduisaient chez nous en pays ennemi.

En 1638, après la levée du siège de Saint-Omer que défendait son gouverneur, Gilles de Lières (2) , seigneur d’Auchel, frère du seigneur du Wez-à-Marles, les armées allemandes, sous la conduite du Général Piccolomini, qui avaient forcé les Français à se retirer, ravagèrent à leur tour la région de Béthune. L’année suivante ce furent les troupes du roi d’Espagne, commandées par le cardinal infant et le marquis de Fuentès, qui vinrent camper à Lillers et comme ces armées n’avaient qu’un but: détruire, les pillages continuèrent … Puis vint le fameux siège d’Aire. Ce n’était qu’un va et vient de troupes détruisant tout sur son passage; les Espagnols ayant à leur tête le comte Fournal, régnaient en maîtres à Chocques, Gonnehem et Lillers et dans les villages environnant ces lieux. Ce lugubre tableau se termina par le siège de Béthune par les Français. Enfin, ce fut la paix pendant quelques temps.

(2) Dict. Hist. Et Arch. Du Pas-de-Calais, Tome III.

La guerre contre l’empereur d’Allemagne s’était terminée par le traité de Westphalie (1648) mais les Espagnols n’avaient pas déposé les armes et de plus ils avaient à leur tête le prince de Condé qui était passé de leur côté. Les troupes espagnoles, en garnison à Lillers, infestaient nos villages où, sous prétexte de venir fourrager, elles continuaient leurs séries de rapines et de vols. La misère fut si grande dans nos bourgs que les terres restèrent en friche. Tous les bestiaux avaient été volés, il ne restait même plus de chevaux aux paysans pour les besoins des fermes. Jusqu’en 1659, l’Artois fut plongé dans la ruine et la désolation.

Après les deux faits d’armes remportés par Turenne, le siège d’Arras en 1654, et la bataille des Dunes près Dunkerque en 1658, la paix fut signée dans les Pyrénées en 1659. Par ce traité la plus grande partie de notre province devint française, mais le retour définitif de l’Artois à la France eut lieu après le traité de Nimègue (1678) qui lui donna Saint-Omer.

La paix régna dans le comté pendant quelques temps. Il put se relever de ses ruines et faire renaître une agriculture florissante jusqu’à la guerre de la succession d’Espagne. Le 30 Juillet 1709, la guerre suivie d’une terrible famine, vint fondre à nouveau sur notre malheureux pays: le maréchal de Villers écrivit lui-même: “aux environs de Béthune se trouve le péril de manquer de pain”, une disette affreuse régna sur l’Artois où 40.000 habitants moururent de privations.

Enfin les traités d’Utrecht, de Bade et de Rastadt (1713-1714) donnèrent la paix à l’Artois qui vécut paisiblement jusqu’à la Révolution sans ne plus connaître les affreux temps des guerres de Louis XI, François 1er et Louis XIV.

Après ce long pèlerinage à travers le passé historique de la province, pèlerinage où l’on a essayé de conter quels furent les événements nationaux et provinciaux ayant eu pour lieu de théâtre nos régions et dont Marles a subi et a ressenti si vivement les contrecoups, nous allons essayer de nous transporter sur le plan social en étudiant la vie de ce village sous l’ancien régime, jusqu’à la Révolution.

Avant de terminer ce chapitre, il ne faut pas omettre de rappeler au lecteur, que sous le gouvernement bourguignon, l’Artois avait sans doute connu des guerres, mais dans les périodes de paix une prospérité jamais atteinte auparavant avait régné sur ce comté et, florissantes, furent à cette époque les villes et campagnes artésiennes ainsi qu’en témoignent les monuments, beffrois, églises, que cette période nous a laissés.

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